Ses yeux rougis me fixaient, j'ai posé la main sur son bras décharné, et je lui ai murmuré :" Monsieur Yves Pérès, me reconnaissez-vous, Gabriel Enkiri ?". Au bout de quelques secondes, il a (presque) crié :" Oui !" J'ai répété : Gabriel Enkiri ! "Oui", a-t-il encore crié, et j'ai énuméré quelques noms, des camarades de classe :" Jégo, Daniel, Dervout, Pin..." Chaque fois, il me répondait, les yeux dilatés :" OUI !" La gorge nouée, je l'ai quitté, je ne voulais pas le voir mourir, car il était là, allongé dans son lit, au seuil de la mort. L'infirmière m'a dit: "je suis sûre qu'il vous a reconnu. Votre nom sans doute." Je suis monté deux étages plus haut, rencontrer sa soeur, plus jeune, pensionnaire de la résidence depuis deux ans. Elle m'a raconté son frère "Nous sommes originaires de Guémené", me dit-elle, et c'est là que mon frère est entré comme prof au lycée Dupuy-de-Lôme, moi j'étais institutrice à Lanester. Nous habitions près du pont Saint-Christophe, et nous allions, mon frère et moi, nous promener le long du Scorff. "Mon frère, me dit-elle, (et je n'en doutais pas), était très intelligent - Comment est-il venu à traduire cet ouvrage du poète anglais ? - Il était allé en Angleterre, et il a vu ce livre dans la vitrine d'une librairie. Il l'a acheté, et traduit en français...
"Mon frère souffre, vous savez, et la fin serait pour lui une délivrance !"
Je m'en veux beaucoup de n'être pas venu quelques années plus tôt. Peut-être aurions-nous bavardé, en dépit de son attaque cérébrale qui l'avait sérieusement handicapé. Mais d'Hennebont, à 5 kilomètres à peine, je conversais souvent avec lui, avec cet homme aperçu (?)sur le quai de la gare, à Montparnasse, cet homme qui s'appelait Yves Pérès, et qui m'avait donné envie de lire, et de raconter, à mon tour, des histoires.